Mémoire végétale
par Maurice Fréchuret – publié dans le catalogue œuvreuses.
Œuvreuses ? Il est des néologismes heureux qui, loin de ceux que nous livrent en continu les mondes de l’économie, de la communication et de la politique, émettent des résonances au riche contenu. Entre œuvre et ouvreuse, le terme œuvreuses qu’Estefanía Peñafiel Loaiza a choisi pour nommer l’installation qu’elle a érigée dans le centre de Chalezeule évoque, avec fruit, l’apport du créateur et, simultanément, la générosité attachée à tout geste d’ouverture. Le vocable œuvre peut changer de genre selon qu’il désigne l’ensemble ou non de ce qu’un artiste a créé mais peut rester au féminin dans les deux cas. Cette persistance du féminin est, en cette occurrence, bien appropriée car la proposition de l’artiste est toute tournée vers les femmes qui dans cette petite commune du Doubs et partout ailleurs ont joué un rôle important, bien que méconnu, durant les deux grandes guerres du XXe siècle. Si certaines ont contribué à ce que l’on nomme communément « effort de guerre » en exerçant le métier militaire sous les différents titres d’auxiliaire de l’armée, de pilote, de parachutiste, d’infirmière militaire, de radiotélégraphiste, de marraine de guerre… d’autres, à l’évidence plus nombreuses, se sont engagées pareillement en exerçant leur métier ou celui des hommes partis au front. Ainsi, aux côtés des couturières et des ménagères, des standardistes et des cuisinières, de nombreuses femmes ont revêtu les habits de ramoneuse, de menuisière, de machiniste, de marinière ou d’électricienne et d’autres ceux, plus attendus, d’infirmière et de chirurgienne, de docteure ou de secouriste de l’air. Ces femmes n’ont connu ni gloire, ni reconnaissance particulière et leur destin s’est perdu dans le flux d’une histoire qui a préféré célébrer ses héros, pour la plupart masculins.
Décliner leur nom sur une plaque gravée, placée sur le mur d’un édifice officiel eut été un choix d’une grande banalité. Ériger un monument en leur honneur avec les figures habituelles de la bravoure ou de la témérité n’aurait pas été plus opportun. En choisissant un arbre planté dans un site spécialement aménagé pour le recevoir, Estefanía Peñafiel Loaiza s’inscrit dans une certaine tradition – celles des arbres de vie, de mémoire ou de la Liberté qui, dans les moments forts de l’histoire, furent élevés en place publique – comme elle s’inscrit dans une symbolique complexe qui croise les notions d’évolution, de croissance, de régénération et diffuse les images axiales de la verticalité et de l’ascension. Mais son geste va au-delà. La proposition de l’artiste franco-équatorienne renouvelle ces schèmes fondateurs et les fertilise en faisant subtilement entrer l’histoire dans le corps même de l’arbre – un hêtre –, connu pour la qualité de son bois, facile à travailler en petite menuiserie, comme pour la complexité de sa structure racinaire. Les noms des métiers que les femmes ont exercés et dont nous venons d’ébaucher succinctement la liste, ont été gravés dans l’écorce de l’arbre. Ils figurent finement ciselés dans cette peau, gris noirâtre, fine et lisse mais qui peut aussi ensacher ce qu’on lui confie, petits objets contondants qui finissent par être absorbés dans la matière ou – plus fréquemment – mots ou dessins qu’on y grave. Les noms, lisibles un temps, évoquent le plus souvent des passages déterminants ou des moments significatifs, mais aussi des amours, des rencontres, des liaisons que l’on imagine éternelles et dont le tronc de l’arbre est en quelque sorte le témoin et le garant. Le hêtre de Chalezeule va tenir le même rôle, devenir une sorte de conservatoire d’un moment spécifique de l’histoire, l’archive vivante d’une population confrontée à cette dernière et à ce qu’elle a imposé. Mémoire déposée au fil du temps et au fil du bois, il dit et dira encore ce que furent les épisodes de la guerre, les obligations faites à chacun, les sacrifices infligés et les heures de souffrance vécues. Les noms des métiers exercés par les femmes en cette période si tumultueuse de l’histoire contemporaine ont donc été consignés dans cet épiderme ligneux, finement brodés et donc parfaitement lisibles. Cette liste, nécessairement incomplète, est une manière de cartographie d’un monde en crise, les annales d’une période que l’on ne voudrait pas revoir mais que l’on ne saurait oublier pour autant. La surface légèrement bosselée de l’arbre, ses cavités ou ses excroissances, ses lézardes et des entailles finiront tôt ou tard pas engloutir les mots rapportés mais ils demeureront peut-être suffisamment présents dans les mémoires pour qu’ils passent, plus tard, de génération en génération sous forme de rappels persistants. Ou bien, effacés et comme dissous dans la matière, les mots seront à tout jamais incorporés à l’arbre, assimilés par les anneaux successifs de son aubier. A ce point, il deviendra alors une sorte de cénotaphe, gardien muet d’une mémoire devenue inaccessible. Chronique d’un épisode qui a si tragiquement marqué le XXe siècle, ces noms sont, pour l’heure, la trace tangible d’un passé, aujourd’hui gravé dans le bois. Les incises sur l’écorce ne sont ni blessures ni horions. Elles s’identifient plutôt à une bénéfique opération de greffe. Greffe de mots et, parce que le langage active la mémoire, greffe mémorielle que chacun pourra venir consulter et enrichir de ses propres souvenirs ou connaissances.
Le hêtre dispute au chêne la suprématie des forêts même si sa longévité est moindre. Il n’a pas la puissance et la vigueur du séquoia, ni la vertueuse symbolique de l’olivier mais il est l’arbre des guérisons et ses valeurs thérapeutiques sont attestées depuis l’antiquité. Sa force réside aussi en ce que la symbolique qui lui est attachée est fort diverse à l’instar de son verbe homonyme.
Floraison, fructification, frondaison, bourgeonnement, enracinement… le vocabulaire arboricole est d’un symbolisme florissant qui, de tout temps, a inspiré maintes générations d’artistes. De Poussin à Constable, de Théodore Rousseau à Camille Corot, de Van Gogh à Cézanne, ses représentations ne manquent pas et jalonnent toute l’histoire de l’art comme elles nourrissent les mythologies les plus diverses. De l’arbre mazdéen ou séphirothique à celui de Jessé ou de ses figures déclinées – arbre de Vie, de la Science, du Bien et du Mal – sa présence est constante dans la sculpture ou dans les miniatures des codex comme elle perdurera dans les créations modernes. Peint, l’arbre prend place dans les œuvres de Friedrich, de Soutine ou de Bonnard comme témoin d’une quête éblouie, d’une existence tragiquement éprouvée ou d’une vie parvenue à son point ultime. Suggéré, il esquisse sa verticalité dans le dispositif néo-plasticien et affronte l’horizontalité des autres éléments naturels. Réel et vivant, il occupe une place prépondérante chez Beuys (l’installation de 7000 chênes que l’artiste allemand met en place en 1982 à la Documenta 7 de Cassel et que l’artiste intitule Piantagione Paradise) ou chez Giuseppe Penone avec Alpi Marittime. Continuerà a crescere tranne che in quel punto. bronze, arbre). C’est à l’œuvre de ce dernier que la proposition d’Estefanía Peñafiel Loaiza se rapproche sans doute le plus. La main (de bronze) de l’artiste italien qui empoigne le tronc restera figée dans le bois, menacée dans son intégrité physique par la croissance de ce dernier, à l’instar des balustrades qu’emmaillotent les branches envahissantes de la glycine. Chez Penone, la main est celle d’un individu qui témoigne de son adhérence à la nature et entend sceller un accord durable avec elle. Chez Peñafiel Loaiza, la main est collective et exprime son désir d’adhésion à l’histoire humaine et à ses pratiques. En ce sens, elle est dans l’acception littérale du mot, main-d’œuvre, main de l’œuvre, main à l’œuvre qui façonne et qui produit. L’expression est d’autant plus forte que dans œuvreuses, les mains que l’on imagine s’affairant sont des mains de femmes et qu’elles appartiennent à ces arrimeuses, charpentières, cochères, riveteuses, polisseuses, éboueuses, transbordeuses ou autres métiers qu’on ne croit pas possible de mettre au féminin mais que la réalité vécue fait changer de genre. C’est, après l’enquête qu’elle mena, ce que l’artiste atteste dans et par son œuvre. Une œuvre au féminin et destinée à rendre hommage aux femmes dont le parcours atypique méritait d’être mis en lumière. Ce n’est pas la première fois qu’Estefanía Peñafiel Loaiza évoque le sort des femmes. Déjà, dans d’un regard l’autre (hasta mañana Rebeca, j’espère que tu no vas a olvidar), installation réalisée en 2007, l’artiste extrait 25 images fixes du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo dont une seule – la dernière – laisse entrapercevoir le regard de la militante algérienne croiser celui du spectateur. En cette fraction de seconde, l’événement est quasiment imperceptible mais se révèle porteur d’un message lourd de conséquences. C’est au regard aigu et précis d’Estefanía Peñafiel Loaiza que l’on doit cette découverte. Un regard qui, d’une œuvre à l’autre, ne cesse de s’exercer pour repérer ce qui, dans l’histoire récente ne doit pas se dissiper dans l’oubli et qui, grâce au traitement artistique, doit trouver dans la mémoire collective la place qui lui convient.