Persistance rétinienne – par Céline Ghisleri

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Persistance rétinienne

par Céline Ghisleri

(à propos de l’exposition de l’incertitude qui vient des rêves, galerie Alain Gutharc, 6 oct. au 17 nov. 2018)

« Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. » (1))

Les mots d’Eluard décrivent avec une grande justesse les gestes d’effacement, de détournement, de recouvrement, les ombres et les absents, les fantômes d’Estefanía Peñafiel Loaiza. Ils disent ses distorsions du temps, du son et des images. L’artiste efface pour mieux montrer, récite pour mieux dire l’inaudibilité d’un texte inlassablement remanié, avale pour digérer, ressasse pour comprendre et donne à voir au sens où l’entendait le poète : «Voir, c’est comprendre, juger, transformer, imaginer, oublier ou s’oublier, être ou disparaître. »

L’exposition de l’incertitude qui vient des rêves présente une série d’œuvres dont la plupart ont été réalisées en lors d’une résidence récente de l’artiste au 3bisf, lieu d’arts contemporains installé dans l’un des bâtiments de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix en Provence. Pendant son séjour Estefanía proposait aux patients de faire un détour, d’emprunter des chemins de traverse pour s’offrir la possibilité, lors de leurs trajets quotidiens et répétitifs, de s’exposer à la sérendipité. Chercher un nouveau point de vue, une autre façon de voir, sortir de sa zone de confort et se confronter à l’inattendu : rien de plus difficile pour les résidents de la « maison des insensés » d’Aix-en-Provence, dont l’existence remonte au XVIIe siècle. L’histoire passée et présente de l’hôpital auront servi de matière première à Estefanía Peñafiel Loaiza, qui abordera la résidence, avec les préoccupations qui, depuis quelques années, jalonnent son travail. Les pièces produites durant ces quelques semaines concourent, comme le dit Marc Lenot dans la monographie portant sur l’artiste fragments liminaires, à un corpus d’une belle cohérence, d’une œuvre qui se construit à chaque rencontre et à chaque expérience induite par les nombreuses expositions de l’artiste.

« On peut aisément voir chacune de ses pièces comme un fragment d’une grande œuvre en train de se faire, qui se complète, et se raffine à chaque fois. » Marc Lenot, 2015 (2)

Estefanía Peñafiel Loaiza aura su retranscrire dans ses œuvres l’atmosphère particulière qui se dégage de cette architecture panacoustique dans lequel se trouve aujourd’hui le centre d’arts. L’histoire de cette ‘’renfermerie’’, comme on la nommait, se raconte dans la série de petits polaroïdes intitulés détours qui synchrétisent différentes périodes de travaux de l’Hôpital. L’artiste superpose trois époques durant lesquelles l’architecture des bâtiments a été modifiée, en 1950, 1981 et 2017, selon le procédé de la double exposition, comme si le temps passé entre les premières phases de travaux et la phase actuelle était contenu dans le même moment, inscrit dans ces petits clichés instantanés, comme s’il avait filé, et dans lesquels les ouvriers d’aujourd’hui côtoient les ouvriers d’hier.

Le temps s’étire dans ces tirages, et frôle l’incohérence un peu comme dans l’installation la loterie à Babylone, qui se présente en quatre moniteurs et dans laquelle on voit deux scènes de jeux d’échec se répéter : l’échiquier, les pions et les mains des joueurs en noir et blanc, ainsi que le son des déplacements des pièces sur les plateaux qui cadence le pas et rythme à la façon d’un métronome le temps passé par le visiteur dans l’exposition. Le titre de l’installation est emprunté au roman éponyme de Borges, dans lequel il décrit une société où le jeu se confond avec la vie elle-même. Dans les quatre vidéos, Estefanía Peñafiel Loaiza isole quelques secondes de deux films d’archive portant sur l’hôpital, et dans lesquels on voit de façon fugace deux scènes de jeux d’échec entre un patient et son médecin. Jouant du matériau vidéographique, elle utilise le montage pour altérer le mouvement et le temps de la séquence qui répète un moment presque indéfiniment, le montage répété coupe le mouvement dans son élan et traduit une hésitation. L’œil attentif observera que la scène est montrée inversée, comme dans un en miroir. Sur le modèle des films muets, Estefanía Peñafiel Loaiza glisse entre les images des intertitres où l’on peut lire un texte de Guy Debord paru dans son film « In girum imus nocte et consumimur igni », décrivant une société en perdition dans laquelle nous virevoltons jusqu’à notre perte, à l’image des papillons attirés par la lumière évoqués dans le célèbre palindrome latin.

Dédoublement des images et jeux de reflets se jouent également du regardeur, dans l’installation palindrome qui oppose deux miroirs. L’artiste reconstitue les pages d’un livre découpé où l’on peut suivre le dialogue qu’elle entretient avec Henri Michaux depuis quelques années déjà. Estefanía Peñafiel Loaiza est née en Équateur, et le livre-poème-journal de bord que Michaux écrit à la fin des années 20 lors de son voyage en Amérique du Sud constitue un ouvrage de référence auquel elle revient régulièrement dans son travail. À l’instar de l’artiste, qui réside en Europe depuis plus de dix ans maintenant, Michaux portera un regard et des mots sur une culture qu’il n’aura de cesse de décrire. Et Estefanía de lui répondre en espagnol, elle-même porteuse aujourd’hui de ces deux cultures…

Les deux vidéos de l’exposition empruntent au cinéma, des références à des scènes d’anthologie portant à l’écran les méandres de l’esprit malade. Estefanía Peñafiel Loaiza utilise les motifs cinématographiques de la folie tels que les labyrinthes, les échiquiers, les miroirs, les reflets, les dédoublements, les superpositions d’images, la vision altérée et les jeux sonores répétitifs, ainsi que ceux du temps distordu. Sans y faire ostensiblement référence, elle évoquera pour certains les univers de David Lynch ou d’Alfred Hitchcock, dans le noir et blanc de La Maison du docteur Edwards, de Pas de Printemps pour Marnie, de Vertigo. Le recours aux images surréalistes utilisées par les réalisateurs, comme celles de Salvador Dali par Hitchcock, concourent à l’évocation d’une imagerie de la folie entérinée dans l’inconscient collectif par le cinéma. La vidéo de l’Incertitude qui vient des rêves, montre dans le reflet d’une rétine la scène terrifiante du Chien Andalou de Luis Buñuel d’un œil découpé par une lame de rasoir. Quant à je échecs, on connaît la célèbre formule du poète « Je est un autre » qui est ici déclinée dix fois sur des morceaux de papier « régurgités » par l’artiste et qui pourrait aussi bien dans la forme et dans le fond, être associée à l’acte d’un insensé. Les phylactères sortent de la bouche de l’artiste filmée en gros plan.

Estefanía Peñafiel Loaiza guide les pas du visiteur avec les mots de Borges, Michaux, Rimbaud et Caillois dans un labyrinthe imaginé par l’artiste dans lesquels on retrouve ses sujets de prédilection dont ceux de la mémoire, de la petite et de la grande histoire, des déplacements et des détours, des présences cachées et des absences montrées, des jeux du hasard et d’une relation au temps dans sa linéarité ou dans ses boucles infernales… Les œuvres d’Estefanía Peñafiel Loaiza nous emmènent un peu plus loin dans notre considération du monde, loin de nos horizons d’attente. Son travail tout autant poétique que politique et son approche réussissent à « dés-insensibiliser » les spectateurs que nous sommes, repus d’images et d’informations, en donnant à voir par l’effacement, par la disparition et par l’absence. Car l’absence fait émerger le souvenir. Le souvenir, la mémoire, pour permettre l’anamnèse de l’histoire.

Céline Ghisleri

  1. Paul Eluard – Donner à voir (Première parution en 1939, Collection Poésie/Gallimard
  2. Marc Lenot – Article publié dans la monographie fragments liminaires : Estefanía Peñafiel Loaiza (Les Presses du Réel, 2015).


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